CORPS ACCORES

Le double-effet

Je suis là à frapper les touches de mon clavier ergonomique, coupé du monde : off-line.

Vous êtes là à lire ces pixels, peut-être en ligne, peut-être pas, sur un écran ou sur l'encre déposée par une machine dont l'électricité est le principe.

Nous serons là, ce soir, dans le 2ème Monde, derrière nos écrans mutuels, à frapper les touches de nos claviers respectifs, à scruter des pixels, à parler.

Parler n'est pas le mot adéquat. La parole est grosse d'une voix qui plonge dans la gorge, qui s'y arrête ou descend jusqu'au ventre en faisant vibrer les poumons.

Ce soir, pas de vibrations dans les poumons. Juste un regard fixe et des doigts qui frappent. " Il est interdit de parler au conducteur du véhicule ". Ce soir, nous serons tous conducteurs.

Quelle est la route du 2ème Monde ?

Pas de parole donc mais des discours automoteurs. Pas de corps donc, mais quelles âmes ?

Attachons-nous à cette absence et éclairons notre question.

Le 2ème Monde permet de dialoguer sans avoir la moindre information sur le corps réel d'autrui et sans qu'autrui ait la moindre information sur mon corps réel.

Pas de voix, pas de sexe, pas de morphologie, pas de regard.

Le parti-pris actuel réaliste des avatars ne doit pas tromper : si le générateur d'avatar permettait de créer des corps non-anthropomorphes, il est plus que probable que l'utilisation de ces derniers deviendrait majoritaire. Les avatars ne sont pas là pour tenir lieu de corps mais pour figurer des représentations imaginaires de soi, représentations immatérielles, représentations non-corporelle d'un corps.

C'est cette exclusion du corps qui constitue l'essentiel de l'enjeu, de l'intérêt, du gain du 2ème Monde. Pourquoi ?

L'absence d'interactions directes entre des corps réels, c'est :

a) L'absence de la menace, du danger d'une violence potentielle que peut constituer le corps d'autrui sur mon propre corps. Le corps d'autrui, c'est ce possible agresseur (quelle que soit la légitimité de l'agression) susceptible de provoquer de la douleur physique. Le corps direct de l'autre, c'est la possible lutte-à-mort à l'issue de laquelle quelqu'un demande grâce, implore - moment où l'autre tient votre vie entre ses doigts, moment d'esclavage absolu.

b) L'absence du regard de l'autre, regard évaluateur, regard de tribunal, capable, dans un sourcillement de mépris, de réduire à néant ce que nous avons de plus cher.

Ne vous méprenez pas sur mon discours : le corps d'autrui est aussi, surtout, plaisir charnel infini et regard amoureux, complice. Mais nous savons, par expérience, que le corps de l'autre est plus fréquemment une menace qu'une joie, tout simplement parce que notre rapport à l'autre est un rapport de désir compétiteur, de lutte de désirs. Or, toute lutte est confrontation et toute confrontation potentiellement douloureuse. Les autres, par défaut, sont donc des menaces au sein desquelles nous tentons de trouver des pépites de joie, de compréhension, de respect mutuel, amical ou amoureux.

La menace que représente autrui quand son corps et son regard ne sont pas directement là est donc plus qu'atténuée, quasi-inexistante. L'appréhension diminue, l'inhibition disparaît. Le réservé, le timide deviennent labiles, sereins et joyeux d'échapper à un fond de crainte. Ils peuvent enfin chercher leurs pépites sans armure et libérer un peu les rayons de leur plexus solaire.

Cette absence de menace permet en outre de ne plus tenir compte d'un grand nombre de dispositifs inauthentiques que l'histoire humaine, sous le couvert de la politesse, a mis peu à peu en place pour empêcher les conflits directs ouverts.

Imaginez-vous entrer dans un lieu public où chacun peut entendre ce que tout le monde dit. Vous entrez dans ce lieu dans le but de rencontrer des personnes avec qui vous avez des passions, des intérêts communs, pour vous faire de vrais amis, pas de simple connaissances.

Vous commencez à discuter avec quelqu'un et vous vous rendez compte que vous n'avez rien à lui dire, et pourquoi pas, qu'il est sans aucun intérêt - pour utiliser un euphémisme. Afin d'éviter que cette personne ne vous mette son poing sur la figure, vous ne lui tournerez pas immédiatement le dos et vous ne lui lancerez pas un regard méprisant que l'assistance remarquerait, que votre interlocuteur ne pourrait donc pas ignorer. Vous serez par conséquent contraint de faire bonne figure quelques moments encore et d'utiliser n'importe quel prétexte pour vous éclipser.

Dans le 2ème Monde, vous ne risquez pas l'oeil au beurre noir et autrui ne verra pas votre regard assassin. Plus : vous pouvez immédiatement cesser la discussion et cliquer sur le pseudo pour ignorer ce qu'il dira par la suite sans que cela constitue un quelconque problème puisque c'est une règle implicite du lieu.

Conséquence directe : le tri de ses interlocuteurs est beaucoup plus rapide et efficace et les chances de rencontrer une personne avec qui l'on a des points communs sont démultipliées.

La mauvaise presse et toutes les personnes qui n'en n'ont jamais fait l'expérience s'interrogent sur l'isolation, la désocialisation, le repli sur soi, le cocooning que pourraient provoquer les mondes en ligne. Ils n'ont pas saisi que ces derniers sont une production de la civilisation pour augmenter les rapports sociaux en désamorçant l'inhibition liée à la menace d'autrui et en évacuant les rapports sociaux inauthentiques auxquels nous sommes contraints pour ne pas froisser autrui (et donc risquer sa menace).

La preuve définitive de cette affirmation est le besoin ressenti par ceux qui ont noué des amitiés en ligne de les concrétiser par des rencontres réelles. Certes, l'apparition du corps et les enjeux de désir qui y sont nécessairement liés figent un tantinet ces premières rencontres. Mais ces enjeux auraient constitués sans doute des obstacles définitifs dans un cadre réel alors que, précédés par les rencontres dans le 2ème Monde, ce ne sont que des barrières de papier de soie.

Nous pourrons longuement revenir en ligne sur l'insertion du désir sexuel (et son rapport au corps) dans le 2ème Monde, sur la question de l'identité et de la reconnaissance d'autrui. Ces points pourront également faire l'objet de futurs textes.

Stéphane Barbery

16/04/97

(Accore : contour d'un écueil)