LE CRIME ET LA RIVIERE

Le double-effet

" Je dis que les deux sont dans l'homme, et l'innocence et le crime.
Je dis que l'homme est emporté par un flux de déterminisme comme un fétu sur une rivière. "
Brigitte, email du 24/04/97.

Je voudrais tenter de poursuivre à partir de ces deux phrases.
D'une part : peut-on parler d'innocence et de crime si l'être humain est déterminé ?
Ensuite : tenter de comprendre ce que sont que l'innocence et le crime (le bien et le mal que Brigitte évoquait lors de la dernière séance), s'ils sont déterminés.

Premier moment : posons que l'être humain n'est pas " un empire dans un empire " (dixit Spinoza qui, par le 2ème empire de sa formule, entendait les lois de la nature), que l'être humain est par conséquent soumis au régime des causes et des effets, au principe de la raison suffisante (principe et régime qui sont les préalables de toute discussion où la foi et l'opinion ne sont pas utilisées comme arguments). Très concrètement cela signifie que nous posons avec cette hypothèse (dont nous assumons le statut même d'hypothèse) qu'il n'y a pas de comportement humain qui ne soit explicable, qui ne relève pas d'une logique : qui ne soit pas suspendu à une cause.

Dans cette optique où tout advient nécessairement, (personne ne revient sur le caractère atroce et absurde de ce " tout est écrit "), il n'est pas possible de parler de responsabilité des actes, il n'est par conséquent plus possible d'utiliser le critère habituel du jugement moral.

En effet, un criminel ou un saint ne sont plus criminel ou saint par leur fait mais criminalité et sainteté sont de simples conséquences du flux causal qui démarre à l'origine du monde et qui court jusqu'à sa fin (origine et fin pouvant tout à fait être des infinis), en passant par ce présent où vous lisez cette phrase.

Dans cette hypothèse (insupportable je le répète, mais dont l'insupportabilité ne doit pas constituer un argument : pourquoi l'univers, en effet, nous ferait-il le plaisir de ne pas être absurde ?), nul choix, nul activité mais le simple déroulement temporel d'un tissu déjà constitué. Le saint n'a pas plus de mérite d'être saint que le criminel n'est responsable de son crime. " Et l'innocence et le crime " deviennent de purs faits.

Pourtant, un crime ou une bonne action n'ont évidemment pas pour nous la même valeur. Nous ne leur accordons pas le même statut qu'au temps qu'il fait.

Tentons alors de comprendre la logique de ce bien et de ce mal pétris de nécessité.

Je me replace pour cela dans les hypothèses évoquées dans mon texte de la semaine dernière :

Hypothèse :
1) Pas d'effet sans cause : tout comportement humain obéit à une logique.
Question :
- Y-a-t-il donc une règle, une loi unique, énonçable, qui permette de rendre compte de TOUS comportements humains ?
Hypothèse :
2) Oui, et cette loi est la suivante : augmenter ses " gains " à l'infini, ce qui a pour corollaire: minimiser ses pertes. Appelons désir cette dynamique.
Question :
De quels gains et pertes s'agit-il ?
Hypothèses :
3) Le terme de " puissance " est trop vague : plutôt désir d'omniscience, d'omnipotence : être TOUT.
4) Tout gain est accompagné d'un sentiment de joie. Toute perte d'un sentiment de peine.

Ces hypothèses ne nous permettent pas de définir directement ce que nous appelons " bien " et ce que nous appelons " mal ".

Rappelons, pour nous aider à avancer, la définition traditionnelle de ces notions, telle qu'a pu la condenser Emmanuel Kant dans sa Critique de la Raison pratique et qui sert de toile de fond aux représentations de notre société.

A l'intérieur de ce registre, l'acte moral est celui où, effectuant une action, nous la faisons en ayant clairement en tête la possibilité que tout le monde puisse faire de même sans qu'elle soit contradictoire. (" Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle "). Voler n'est pas moral car contradictoire : en volant nous acceptons que quelqu'un nous vole ce que nous avons volé (ce que nous ne pouvons pas vouloir). Formulé clairement, ça signifie : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit (même si pour Kant, un acte moral ne doit avoir d'autres motivations que l'abstraction de la loi morale et non la prise en compte des conséquences possibles pour moi de mon acte au moment où je le commets). Ou encore : la liberté des uns s'arrête où commence celle des autres.

Le Bien désignerait toutes les actions qui respectent cette règle. Le Mal, toutes celles qui la violeraient.

Tentons de reformuler tout cela dans le cadre de nos hypothèses.

Le désir infini de chacun entre opposition avec le désir infini d'autrui. Une dynamique, des rapports de force apparaissent - un réseau de forces, des vecteurs de tensions.

Chaque désir individuel trouve à la fois un obstacle aussi bien qu'une étape dans autrui. La solution, l'issue de cette situation, c'est le plus souvent la " loi du plus fort ", l'écrasement du faible par le moins faible. Cette issue n'est pas une solution à la dynamique de mes rapports avec autrui car elle passe par la négation d'autrui comme personne. Autrui est alors réduit à un simple objet du monde sur lequel je peux exercer ma puissance brutale.

Pour qu'autrui soit une étape, il faut que je lui reconnaisse le statut d'humain. A mon sens, c'est ici que ce situe la frontière entre " bien et mal ". A ce moment précis où l'on reconnaît - ou pas - le statut d'humanité à autrui. Ce n'est qu'après ce moment-là que la loi morale de type kantien s'applique. Avant, elle ne signifie rien.

Or, accorder un statut d'humain à un autre objet du monde que moi-même ne va vraiment pas de soi. C'est une opération qui n'est ni immédiate ni automatique. C'est une pure production culturelle : l'histoire a été une suite d'élargissements de cette reconnaissance, de la famille au clan, à la tribu, à la nation, à la communauté culturelle puis à la communauté universelle (- il est rigolo de penser que la même histoire se répétera lors de nos rencontres avec les futurs martiens :-). Cette opération repose en fait sur la capacité que nous avons à nous projeter dans autrui, à reconnaître en lui du " nous ", même si c'est du " nous " différent. C'est une autre réduction de l'autre à nous-mêmes mais une réduction qui ne passe pas par la négation, une réduction qui échoue à faire de l'autre soit un objet, soit une réplique de nous-mêmes.

Une fois que j'ai reconnu à autrui un statut d'humain, de frère, mon désir infini connaît à la fois une limite définitive et un accroissement possible. Limite car mon désir égocentrique ne peut plus prétendre être l'Unique. Accroissement : me projetant dans autrui, je peux jouir de ses joies.

Par ailleurs, j'ai besoin d'autrui pour qu'il marque, remarque, connaisse et reconnaisse les progressions de mon désir infini, j'ai besoin de lui comme juge tout autant que je le déteste comme compétiteur et l'apprécie comme émulateur.

Il sera intéressant de nous interroger ce soir sur les conséquences de la distance que permet le 2ème Monde, sur le brouillage qu'il provoque quant à cette attribution à autrui du statut d'humain.

Le 2ème Monde l'accroît-il ? La rend-t-il moins solide ?

Combien de crimes charrie la rivière ?

Stéphane Barbery

30/04/97