" QU'EST-CE QU'ON FAIT ? "

Le double-effet

Continuons notre promenade philosophique à partir des questions terre-à-terre auxquelles l'expérience du 2ème Monde nous confronte.

Nous avons évoqué rapidement, lors de la dernière séance, le désir infini constitutif de l'être humain.

Replongeons-nous dans le désir. :-)

Et cette fois-ci tout simplement à partir de la sempiternelle question que posent les nouveaux citoyens au Point Info lors de leurs premières connexions : " Qu'est-ce qu'on peut faire dans le 2ème Monde? "

Procédons de façon ordonnée. Je vais déployer des hypothèses, développer leurs conséquences et nous verrons si les conséquences de ces hypothèses permettent de mieux comprendre cette question. [Les connaisseurs reconnaîtront du Spinoza dans ces lignes agrémentées à la sauce Stéphane].

Hypothèse :
1) Pas d'effet sans cause : tout comportement humain obéit à une logique.

Question :
- Y-a-t-il donc une règle, une loi unique, énonçable, qui permette de rendre compte de TOUS comportements humains ?

Hypothèse :
2) Oui, et cette loi est la suivante : augmenter ses " gains " à l'infini, ce qui a pour corrollaire: minimiser ses pertes. Appelons désir cette dynamique.

Question :
- De quels gains et pertes s'agit-il ?

Hypothèses :
3) Le terme de " puissance " est trop vague : plutôt désir d'omniscience, d'omnipotence : être TOUT.
4) Tout gain est accompagné d'un sentiment de joie. Toute perte d'un sentiment de peine.

Question :
- Et le 2ème Monde dans tout ça ?!

Conséquences :
A l'intérieur de ces hypothèses, la question " qu'est-ce qu'on peut faire ? " devient donc : quelles sont les activités où je peux maximiser mes gains (et donc jouir) ?

Question :
- Quels sont les gains et les pertes possibles dans le 2ème Monde ?

Réponses factuelles :

a) Les jeux.

Gain, gagner : jouer. Comme les circonstances et aléas de nos parcours personnels nous enferment souvent contre notre gré dans des contraintes familiales, des contraintes liées au travail et au quotidien où notre désir infini ne peut s'exprimer, où il est constamment bridé, des espaces ont été créés où ce désir peut se déployer " pour du beurre " : le jeu. On investit (au sens d'investir une place-forte) alors toute l'énergie de notre loi fondamentale (Cf. hypothèse 2) dans de la monnaie de Monopoly ou quelques figurines en bois voire numériques. Et l'on tente de jouir dans et de cette structure parce que le réel ne nous le permet pas ou trop peu. Jouer, c'est simplement se dire que les pertes éventuelles du jeu ne sont pas de vraies pertes. Que " c'est pour de faux ". Disons, pour être honnêtes, que c'est moins douloureux que " pour de vrai " mais que ce n'est jamais véritablement " pour de faux ". Parce que le regard de l'autre, vainqueur, est là pour vous rappeler que vous n'êtes pas tout, et cela, la loi fondamentale (Cf. hypothèse 2) ne le supporte pas.

Il y a des jeux dans le 2ème Monde. Mais le 2ème Monde n'est pas un jeu. C'est un véritable monde où la partie ludique n'est précisément qu'une partie. Les vrais joueurs, ceux qui ne veulent que jouer, qui n'ont pas compris que le 2ème Monde est avant tout un monde, ne peuvent que se sentir logiquement frustrés de gains potentiels qui se dissipent un peu. Néanmoins, le 2ème Monde n'a jamais prétendu être un jeu...

Mais quand bien même. Le désir saurait-il ne se satisfaire que d'un gain " pour du beurre " ?

b) La drague / célibat

Pour beaucoup, passer du temps dans les mondes de dialogues en direct est la conséquence directe d'un statut de célibataire. Le désir ici consiste à maximiser ses chances de rencontrer l'âme soeur, un(e) partenaire, consiste à minimiser la douleur liée à la solitude.

La protection accordée par la distance, la non-présence du regard et du corps de l'autre, la possibilité de laisser facilement tomber des interlocuteurs avec lesquels on ne se trouve aucun point commun, sont des potentialités considérables pour le désir de former un couple. Le choix, le tri se font à partir du discours de l'autre, des passions ou des haines communes. La distance permet la désinhibition et laisse la scène libre aux phantasmes. Sous-entendus. Implicites. Explicites. Le désir jouit de pouvoir se maquiller.

Le 2ème Monde s'ouvre à ce registre comme un pur gain. Un gain provisoire cependant. Préalable. Un couple ne devient jamais couple s'il reste numérique. Car le désir est du premier monde.

c) L'angoisse du présent / high-tech

Beaucoup d'informaticiens parmi les citoyens du 2ème Monde. Ah ! si l'informatique était vraiment plug and play, il y aurait sans doute davantage de monde :-))))

Un point non négligeable, il me semble (et j'en parle en connaissance de cause), concernant le gain à utiliser le 2ème Monde est celui de se sentir membre de la petite élite dont on dira : elle y était. L'informatique aujourd'hui, c'est le lieu où le présent est à la fois le futur et le déjà passé. C'est ce paradoxe temporel qui veut que si vous n'êtes pas béta, vous êtes out. Le gain qu'apporte le 2ème Monde revient à se dire : je suis là où sera demain.

Et c'est un gain qui peut se suffire à lui-même. N'avez-vous jamais été surpris par le nombre important d'avatars qui restent silencieux, à être là, simplement là ?

d) Le pouvoir

Le désir s'insinue dans toutes les structures. Dans le 2ème Monde, les gains de pouvoir sont de deux ordres :

- Les pouvoirs sur l'outil. Et c'est la lutte à qui aura les fonctions d'animateurs, les cartes, les objets, le savoir sur les trucs.

- La politique. Et les prochaines élections risquent d'être passionnantes à ce titre.

" Qu'est-ce qu'on fait ? ". Et bien déjà ça : jouer un peu, draguer beaucoup, jouir d'être là, tenter de connaitre les combines, devenir un Sage élu.

Question :
Est-ce totalement satisfaisant ? Suffisant pour que l'on revienne et que l'on préfère passer du temps dans le 2ème Monde plutôt qu'ailleurs ?

Peut-être pour certains. Assurément pas pour moi. Car je vois deux gains, beaucoup plus grands, deux joies beaucoup plus intenses que ce que je viens d'évoquer.

" Qu'est-ce qu'on fait ? "

Je vous parlerai plus tard d'apprentissage de la démocratie directe et d'amitié. :-)

Stéphane Barbery
22/04/97

PS : Vous aurez remarqué que je n'ai pas parlé des gains qu'entraine avec lui le Club des Questions Chouettes. Si vous m'avez lu jusqu'au bout, je suis certain que vous savez, que vous sentez de quoi je veux parler ;-)