Je suis un écrivain médiocre. Mes amis n'osent pas me le dire mais ils n'en pensent pas moins. Il paraît que le début de mes histoires est à peu près bien ficelé, mais le milieu est ennuyeux et la fin est carrément catastrophique. D'ailleurs, on est toujours étonné que ce soit la fin. Etonné et content. Mes fins ne valent rien parce qu'il n'y a pas de chute. Je n'ai pas le sens de la chute, me disent mes amis, c'est-à-dire ceux qui me lisent et me parlent encore après...
Alors j'ai décidé de faire un chef
d'oeuvre, LE chef d'oeuvre. L'uvre ultime, absolue. Avec en
point d'orgue, la chute parfaite, la chute par excellence, la
chute définitive.
Je vais sauter par la fenêtre et pendant que je tomberai, je
consignerai soigneusement toutes mes impressions, enfin celles
que j'aurai le temps d'écrire. Comme j'habite au cinquième
étage, cela ne durera pas longtemps.
Mon oeuvre sera donc courte mais intense. Mes lecteurs pourront
enfin me féliciter pour ma chute. Ce sera la gloire. Posthume,
d'accord, mais la gloire quand même... Le temps est gris, un
temps de Toussaint, le temps idéal pour tomber d'un cinquième
étage en compagnie des feuilles mortes.
Je prends mon stylo fétiche, celui qui ne
m'a jamais porté chance. Je monte sur le rebord de la fenêtre.
Il n'y a déjà plus beaucoup de feuilles sur les arbres, il faut
que je me dépêche... Je saute. A peine suis-je porté par le
vide que j'aperçois la fenêtre du quatrième étage qui se
rapproche. Heureusement, mon voisin n'y montre pas le bout de son
oreille : il a horreur de la musique et moi, je veux pouvoir
hurler Casta Diva en tombant si ça me chante.
Lui n'a jamais aimé la musique, il n'écoute que des marches
militaires. Combien de fois n'est-il pas monté râler parce que
je cherchais désespérément l'inspiration dans les rythmes
rigoureux de Jean-Sébastien ou les épanchements lyriques de
Giuseppe. J'espère simplement pour lui que mon remplaçant ne
sera pas saxophoniste... Mais déjà, le quatrième s'éloigne et
le troisième étage est en vue. Comme cela va vite, trop vite,
je ne suis même pas sûr d'avoir bien commencé mon histoire.
Mais il est trop tard pour recommencer.
Et puis je ne dois pas rater le troisième. C'est là que dort
celle dont je rêve si souvent. Elle dort, bien qu'il soit midi,
car elle vit la nuit. Nous nous voyons deux fois par jour, dans
l'ascenseur. Quand je rentre, elle sort et quand je sors, elle
rentre. Peut-être exerce-t-elle le plus vieux métier du monde,
à moins qu'elle ne soit infirmière de nuit ce qui, somme toute,
n'est pas si différent. De toute façon, elle n'a pas plus la
tête de l'un que de l'autre mais elle a les plus beaux yeux du
monde. Seulement, que voulez-vous, vingt secondes d'ascenseur par
jour, c'est trop court pour déclarer une flamme, et puis c'est
si bon d'en rêver...
Quand je passe devant la fenêtre, je caresse le secret espoir
qu'elle soit là, que nos regards se croisent, que j'emporte ce
dernier souvenir avec moi. Mais j'entr'aperçois juste le coin
d'un lit aux draps défaits, dernière image que j'aurai d'elle.
C'est encore mieux comme ça... Et déjà le deuxième étage qui
arrive. L'étage où j'habitais quand j'étais petit. Ce n'était
pas ici mais qu'importe, c'était un deuxième étage, tous les
deuxièmes étages du monde s'étaient donné la main pour
soutenir mes premiers pas. La fenêtre de ma chambre avait une
rambarde comme celle-ci. Mon père venait s'y accouder pour me
montrer le monde. Il ne parlait pas mais sans rien dire, il
m'expliquait tout. Cette rambarde, un jour, je suis monté dessus
pour faire le funambule. Je suis tombé, mais du bon côté. Ma
mère m'a soigné et m'a grondé, comme font toutes les mères.
Les souvenirs s'estompent, le premier étage approche... Rien.
Rien au premier étage. Pas d'image, pas d'inspiration. La panne
? Pas vraiment, plutôt une sensation de latence, comme si je
suspendais mon vol une fraction de seconde, une infime parcelle
d'hésitation... et puis un éclair, un reflet du soleil dans la
vitre qui m'aveugle. Que pourrais-je raconter ?
Tant pis, ce n'est pas grave, je dois me ressaisir, de toute
façon j'approche de la fin de l'histoire, à moins que ce ne
soit de son début, je dois m'y préparer. C'est là que l'on
m'attend. Cette fois-ci, pas question de décevoir mes
lecteurs... Je vois le sol qui s'approche. Le moment le plus
fort. La chute de la chute. Une dernière seconde qui va m'offrir
l'éternité de la gloire. La gloire ? La gloire mon cul, je
n'arrive plus à écrire ! Merdre de merdre, plus d'encre dans
mon stylo. Je le secoue, je l'injurie, plus rien, il refuse de
fonctionner. Ça y est, je vais rater la chute ! Encore une chute
qui va tomber à plat. Cornegidouille, ce n'est pas possible, il
faut que je remonte. Je veux remonter
JE VEUX REMONTEEEEEEER....
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