D E    L A    S U I T E    D A N S    L E S    I D E E S

N°0007 - PAGE 2

MERCREDI 10 MARS 1999

FONDATEUR : LA GUILDE DES LUEURS


Questions décousues ... à Lionel Thoumyre

L'Etincelle : je cite dans le jugement, il est dit que "en offrant, comme en l'espèce, d'héberger et en hébergeant de façon anonyme, sur le site ALTERN.ORG qu'il a créé et qu'il gère toute personne qui, sous quelque dénomination que ce soit, en fait la demande aux fins de mise à disposition du public ou de catégories de publics, de signes ou de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature qui n'ont pas le caractère de correspondancesprivées, Valentin LACAMBRE excède manifestement le rôle technique d'un simple transmetteur d'informations et doit, d'évidence, assumer à l'égard des tiers aux droits desquels il serait porté atteinte dans de telles circonstances, les conséquences d'une activité qu'il a, de propos délibérés, entrepris d'exercer dans les conditions susvisées et qui, contrairement à ce qu'il prétend, est rémunératrice et revêt une ampleur que lui-même revendique (...)". En quoi cette interprétation est-elle fausse techniquement et juridiquement ?

Lionel Thoumyre : statuant en urgence, le juge de la Cour d'appel a tenu à rappeler de manière générale qu'il ne pouvait se prononcer sur la question de la responsabilité des "fournisseurs d'accès" et des "fournisseurs d'hébergement". Là, il avait raison. Mais il a cru percevoir des circonstances particulières justifiant la mise en cause immédiate de Valentin Lacambre. Voici les circonstances relevées par le juge :

    1.- l'offre d'hébergement ;
    2.- l'hébergement de façon anonyme.

En conséquence de quoi, le juge fait peser sur Valentin Lacambre une responsabilité équivalente à celle qu'un éditeur de journal doit assumer pour le contenu des articles qu'il publie. Le problème, c'est que beaucoup de prestataires exercent leur activité dans les mêmes circonstances que Valentin Lacambre.

Certes, permettre à des personnes anonymes de diffuser de l'information sur le Web peut sembler criticable. Cependant, il y a eu dans cette affaire une véritable confusion entre l'anonymat apparent (par défaut d'inscription du nom de l'auteur sur le site litigieux) et l'anonymat réel (qui existe lorsque l'hébergeur s'avère incapable de dévoiler l'identité de l'auteur du site). En rendant Valentin Lacambre responsable de l'anonymat apparent, le juge l'oblige a vérifier le contenu de chacune des pages hébergées. C'est là une erreur technique débouchant sur le prononcé d'une décision inique. En effet, il n'a que les titulaires des sites hébergés qui peuvent décider de révéler ou non leur identité sur les pages dont ils ont seuls la maîtrise. On ne peut raisonnablement exiger de la part du prestataire de contrôler que le nom de chacun des chacuns de ses hébergés figure bien sur chacun des 47500 sites !

Une telle décision aurait été valable si l'on avait réussi à déterminer un anonymat réel. Pour cela, il aurait fallu demander le nom du coupable au prestataire. Ni la demande (Estelle et ses avocats), ni le juge ne l'ont fait. En l'absence de preuve d'un anonymat réel, et le trouble illicite ayant cessé avant même que le jugement de première instance ne fut rendu, le juge d'appel ne pouvait raisonnablement se prononcer sur la responsabilité du prestataire. Voici l'une des principales erreurs de droit !

E : dans l'affaire Altern, le juge n'a-t-cil pas considéré implicitement que Valentin Lacambre était en fait "complice" de Silversurfer, en hébergeant les photos d'Estelle Halliday ?

LT : l'affaire a été jugée au civil. Or, la notion de complicité se rapporte au pénal. Le juge n'a donc pas pu considérer Valentin Lacamble "complice" de l'auteur du site Silversurfer, même implicitement.

Tel que le jugement est rédigé, la Cour d'appel semble simplement lui faire endosser la responsabilité directe du contenu illicite, comme s'il en avait été lui-même l'auteur. Ce genre de responsabilité existe en matière éditoriale, au civil comme au pénal.

Au passage, je tiens à préciser que Valentin n'a pas été condamné à payer 405 000 FF d'amende" (comme Libération se plait à titrer depuis plusieurs semaines dans son édition en ligne : http://www.liberation.com/multi/altern/indexaltern.html) mais à 300 000 FF de "dommages et intérêt" et le reste en frais divers. La différence est importante, car beaucoup de personnes ont cru que Valentin avait été condamné au pénal, ce qui aurait été plus grave encore.

E : ou bien n'y -t-il pas en fait "recel" ?

LT : là aussi, il s'agit d'une notion de droit pénal. Le "recel" n'existe pas en droit civil.

E : dans l'affaire Village, l'aberration semble atteindre des proportions encore plus affligeantes, à savoir que l'hébergeur est mis en examen pour avoir hébergé sur le serveur un site traitant de films gores, la police a demandé le rapatriement express des serveurs ... hébergés aux Etats-Unis ! A-t-elle le droit d'interférer ainsi ?

LT : cette affaire relève cette fois-ci du pénal ! Elle est donc plus grave, puisqu'on estime qu'il y a eu une atteinte contre la société française tout entière. Mais aucun jugement n'a été encore été rendu. Les faits que vous relatez proviennent simplement de la mise en examen. Sympatique non ? Bien qu'il ne m'appartienne pas de juger du fonctionnement policier dans le cadre d'une mise en examen, je déplore personnellement la brutalité exercée contre le gérant du Village et son entourage proche. Quant à la demande de rapatriement des serveurs hébergés aux Etats-Unis... ceci relève tout simplement de l'humour noir. Il y a eu plus d'horreur dans l'incompréhension de la justice que dans celle diffusée par le site incriminé.

E : en quoi ces deux affaires démontrent le "flou juridique" dans lequel nage l'Internet ?

LT : les deux affaires démontrent simplement le "flou artistique" dans lequel beigne la justice. Il n'y a malheureusement pas de flou juridique pour elle, il n'y a que des certitudes qu'elle a su forger sans comprendre le fonctionnement de l'Internet. Une telle incompréhension invite à l'adoption d'une loi sur la responsabilité des prestataires. Alain Madelin vient de déposer une proposition de loi au début du mois de mars 1999. Celle-ci devrait reprendre les principes indiqués par la proposition de directive européenne du 18 novembre 1998. Si les promesses sont tenues, les prestataires bénéficieraient alors d'une exonération de responsabilité lorsqu'ils ne participent pas consciemment à la mise en ligne de contenus illicites. Trois ans après la tentative de l'amendement Fillon en 1996, on se décide enfin à fixer de manière raisonnable le statut des fournisseurs d'accès et d'hébergement. C'est peut-être le temps qu'il nous a fallu pour comprendre que les enjeux économiques, sociaux et juridiques liés à l'Internet sont plus importants que ceux du Minitel.

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