« Sur une idée originale d'Alain Le Diberder, Philippe Ulrich et le bar d'un vieux palace de Monaco », pouvait-on lire dans les crédits de fin de la version CD-Rom...
Les textes qui suivent l'interview d'Alain Le Diberder, sont extraits du livre « la Saga des Jeux Vidéos », avec l'aimable autorisation de Daniel Ichbiah. Ce best-seller de l'histoire des jeux vidéo est essentiellement réalisé à partir d'interviews de créateurs de jeux, dont Philippe Ulrich et Jean-Martial Lefranc, co-fondateurs de Cryo Interactive, qui reviennent sur l'histoire du Deuxième Monde.
« Le 2ème Monde est une aventure qui a démarré officiellement à l'automne 94 par un contrat entre CANAL+ et CRYO. Mais, dans le multimédia, quand on signe un contrat, c'est qu'on a déjà beaucoup travaillé avant. »
« En fait, j'avais eu l'idée du 2ème Monde un an avant le contrat, alors que je venais de publier "Qui a peur des jeux vidéo ?" avec mon frère Frédéric, un livre paru aux éditions La Découverte, qui proposait une approche synthétique de l'univers et du secteur des jeux.
« A l'automne 93, nous étions régulièrement confrontés à des détracteurs des jeux dans des émissions de radio et de télévision ou dans des débats publics, et je cherchais à enrichir notre arsenal, déjà bien garni, d'arguments défendants l'intérêt, et l'importance de ce secteur. Je suis tombé alors sur un numéro de Science et Vie Micro qui publiait une interview du directeur du Palo Alto Research Center de Xerox, le fameux PARC d'où est sortie toute l'apparence de la micro-informatique moderne, souris, menus déroulants, bureau du Mac ou de Windows. Le patron du PARC disait que la prochaine révolution de la micro serait inspirée des jeux vidéo en réseaux, les MUD (Multi-Users Dungeons), qui étaient très en avance sur toutes les recherches "sérieuses" en matière d'organisation de la collaboration dans un réseau. Les gens des jeux, disait-il, sont tout simplement en train d'inventer la manière dont on travaillera dans le futur. Cet argument était peut-être excessif, mais il pouvait me servir. Et j'ai commencé à y réfléchir.
« Ensuite, Philippe Ulrich m'a envoyé une version de "KGB" (alias "Conspiracy") un jeu d'aventures de Cryo qui se passait à Moscou. KGB proposait des dialogues très bien faits, qui vous plongeaient assez vite dans une ambiance où vous aviez l'impression de vraiment dialoguer avec vos interlocuteurs. Ce qui a attiré mon attention, c'est que le jeu était disponible en plusieurs langues. Du coup une phrase comme "Bonjour, comment allez-vous ?" dans la version française était en fait codée comme "phrase numéro 285" et apparaissait comme "Hello, how do you do ?" en anglais. J'ai commencé à rêver à une version en réseau où je pourrais par ce biais jouer sans problème avec des adversaires américains, italiens ou allemands, même sans parler leur langue. Et j'ai repensé à cette fameuse idée du directeur du PARC.
« A Monte-Carlo, au début de l'année 1994, se tenait le festival
« Je connaissais bien Philippe, et son enthousiasme, depuis plusieurs années, et la conversation nous amena très tard dans la nuit, au grand dam du personnel du bar de l'hôtel l'Hermitage... »
– Alain Le Diberder
Invité à s'exprimer au cours de l'édition de février 1994 d'Imagina, le salon des images virtuelles qui se tient à Monaco, Philippe Ulrich fait sensation. Il dit avoir observé un incroyable phénomène chez Cryo. Des adolescents qui découvrent l'image de synthèse sur un simple PC poussent cette machine dans ses derniers retranchements et en tirent des animations dignes des stations haut de gamme de Silicon Graphics. Franck de Luca, le créateur de MegaRace n'avait que 17 ans lorsqu'il a poussé la porte. Après son entrevue avec Ulrich, le lycéen est allé jusqu'à lui demander de quoi acheter un ticket de métro ! Or, MegaRace, qui doit être publié en mars par Mindscape, vient de faire la Une du magazine anglais Edge - référence en la matière.
Dans l'assistance, un intellectuel vêtu de noir avec un look à la Pascal Obispo acquiesce mécaniquement. Robocop fragile et décalé, Alain Le Diberder est un joueur de la première heure. Il a connu Pong, la VCS d'Atari, les premiers micro-ordinateurs... En 1989, il a rejoint le Ministère de la Culture comme conseiller de Jack Lang pour les nouvelles technologies et a incité le gouvernement à subventionner l'infographie. En cette année 1994, les potentiels qu'il entrevoit à l'occasion du rapprochement d'Internet et des jeux l'amènent à imaginer une nouvelle forme de divertissement.
Le soir, à diner, Philippe Ulrich et Alain Le Diberder se retrouvent à une table de Monaco avec la journaliste Danièle Oayan de France Info et l'écrivain Régis Debray. L'ancien professeur de philosophie, compagnon de Che Gevara puis de Mitterrand, réfléchit depuis plusieurs années aux enjeux de la communication, de l'image et des médias. Dans son livre « Vie et mort de l'image », le philosophe maniéré s'est interrogé sur le fonctionnement des médias et ce qui fait leur efficacité.
Venu à Imagina dans l'espoir de mieux comprendre les nouvelles technologies de l'audiovisuel, Régis Debray assaille Ulrich et Le Diberder de questions : qu'est-ce que l'argent virtuel ? La société va-t-elle s'améliorer ou empirer en entrant dans l'ère « cyber » ? Au hasard des échanges d'idées, Ulrich évoque le cheminement technologique dans lequel s'est engagé Cryo et qui amènerait à créer des mondes en trois dimensions sur les réseaux. La démocratie sera-t-elle sauvegardée dans ces univers parallèles, demande naturellement le philosophe ?
Tandis que chacun rentre à son hôtel, Alain Le Diberder invite Philippe Ulrich à prendre un dernier verre. Les deux intrigants se retrouvent à une heure du matin dans un bar, éclusant whisky sur whisky. Le Diberder évoque alors une fantasque vision :
- Est-ce qu'il ne serait pas possible de développer une sorte de ville virtuelle ?
Une telle ville n'existerait que sur les écrans des ordinateurs reliés au réseau Internet... Elle aurait des rues et des avenues dans lesquelles chacun pourrait se balader, des habitations que l'on pourrait décorer à son gré, des places publiques avec tribuns et bateleurs, des manèges et kiosques à musique dans les parcs. Des gens se connectant du monde entier pourraient s'y promener, converser entre eux, échanger des images numériques... Faudrait-il instituer des règles et des lois ? Aurait-on le droit d'aller n'importe où ? De fil en aiguille, les deux routards galactiques réalisent qu'ils sont en train d'inventer une nouvelle dimension.
Alain Le Diberder est demeuré discret sur ses projets immédiats, mais en coulisses, le spécialiste du jeu vidéo est en train de quitter France Télévision et de négocier son entrée chez CANAL+, comme directeur des nouveaux programmes. En avril il téléphone à Ulrich pour annoncer sa nomination.
- Philippe. Je tiens à t'annoncer que je dispose désormais du budget nécessaire pour développer notre monde virtuel.
Il indique alors qu'en tant que responsable de la nouvelle division multimédia de la chaine payante, il entend confier à Cryo la réalisation de ce Deuxième Monde. Ulrich retient son souffle, comme s'il allait sauter dans le vide.
- Alain... Si nous développons un tel projet, il n'aura pas de fin. Il faudra l'alimenter en permanence. Cela deviendra un baobab...
Emmanuel Forsans, directeur de production chez Cryo, est chargé de mettre en œuvre la terre promise. Les réflexions relatives au Deuxième Monde sont entamées dès le début de l'été 1994, avec la participation de Didier Bouchon de Cryo et la diaphane Chine Lanzmann de CANAL+ [...]
C'est la ville de Paris projetée dans un futur hypothétique, trois siècles plus tard, qui est choisie comme décor. Le Diberder pour sa part, est intrigué par les développements communautaires appelés à naître : les pensionnaires du Deuxième Monde voteront-ils leurs propres lois ? S'organiseront-ils spontanément en démocratie ? Est-ce qu'ils feront la révolution ? Emmanuel Forsans plaide en vain pour que l'on organise des jeux, des épreuves, des missions...
Dans la communauté virtuelle future, chacun pourra se façonner le visage de son choix, choisir son sexe et ses habits, se donner un rôle selon l'humeur du moment. « Chacun donnera à l'autre l'image de soi qu'il désire. Ce sera Venise ! » s'exclame Philippe. Les débats touchent au métaphysique : faut-il permettre le vieillissement et la mort des personnages ? Doit-on permettre aux gens de s'entre-tuer ? Un couple qui se rencontrera sur le réseau pourra-t-il faire des enfants virtuels ? L'argent virtuel pourra-t-il être transformé en argent réel ?
Il ressort assez rapidement que Alain Le Diberder et son frère, qu'il a associé au projet, ne souhaitent pas développer un jeu vidéo en tant que tel mais donner libre cours à des expériences citoyennes. Du côté de Cryo, qui penche pour des applications ludiques, une certaine réserve se dessine. Ne va-t-on pas s'ennuyer dans un tel monde ? [...]
Le Deuxième Monde a évolué de manière fantasmagorique sous la houlette de l'illustrateur Stéphane Levallois qui a donné libre cours à ses pinceaux. Cosmopolite, le Paris virtuel dispose d'une cité des loisirs, une cité du jeu, de la finance, du sexe... Les grands joyaux architecturaux de la ville y sont disséminés.
Pourtant, vers le début de l'année 1996, les choses se gâtent. Ulrich ne tarde pas à découvrir un changement d'attitude de la part de l'initiateur de l'œuvre, Alain Le Diberder. Probablement déçu que Cryo ait choisi de convoler avec LVMH, le directeur de CANAL+ se fait plus directif. Lui-même a suivi son propre cheminement par rapport au Deuxième Monde. Un décor trop avant-gardiste pourrait être déroutant pour l'utilisateur.
« Pour que les joueurs puissent délirer dans leurs rapports, il est préférable qu'ils aient des repères, » juge Le Diberder.
Au cours d'une séance tragique, il en vient à exprimer son rejet des mondes fantastiques bâtis par Cryo. Ce qu'il désire, c'est du photo-réalisme. La ville de Paris telle qu'elle existe aujourd'hui, avec toutes ses rues et ses monuments !
A court d'arguments, Ulrich et ses collègues finissent par céder devant les désiderata du bailleur de fonds. Adieu cités, fantasmes, dragons et libellules géantes.
Que faire des infernales créations picturales de Levallois ? Seront-elles broyées en pitoyables confettis, comme des pixels qui passeraient à l'état gazeux ? Magistral, Jean-Martial Lefranc parvient à sauver ce qui peut l'être. Il suggère à CANAL+ d'inclure dans la boite du Deuxième Monde un jeu vidéo offert en bonus qui exploiterait les illustrations de Stéphane Levallois. Il repart ainsi avec un nouvelle commande pour une œuvre d'aventure qui va s'intituler Légendes Souterraines / Obscura [...]
Sur la place Notre Dame, un pékin costumé à la manière de David Bowie période Ziggy Stardust fait signe d'approcher et salue un quidam. Ensemble ils arpentent les quais de la Seine, longent la Conciergerie, à la recherche d'une autre âme qui vive.
Si cette réplique de Paris est conforme à l'original, l'on pourrait se croire au lendemain d'une alerte nucléaire : il n'y a presque personne dans les rues et pas une automobile ne circule dans les artères de ce Lutèce déserté. L'action se passe dans le Deuxième Monde.
L'œuvre portée par CANAL+ et Cryo a fini par voir le jour.
Paru au printemps 1997, Le Deuxième Monde échoue à séduire son public. Il se heurte à deux écueils : en premier lieu, il semble impossible de dessiner un beau visage à son personnage et surtout, il n'y a rien à faire ! Les rares visiteurs de ce Paris désert manifestent leur ennui au fil des brèves connexions. Sur le tard, CANAL+ s'est résolu à installer des animateurs qui tentent de divertir les rares visiteurs.
A présent, les discussions portent sur la deuxième version du Deuxième Monde. Cryo souhaiterait y intégrer la technologie SCOL, développée par Sylvain Huet [...] CANAL+ préfère celle de l'allemand Blaxxun [...]
La saga des jeux vidéo relate l'aventure de cette industrie depuis 1972 avec l'arrivée de Pong et sa vertigineuse métamorphose durant quatre décennies. Ce sont les créateurs du jeu vidéo qui racontent cette histoire : Shigeru Myiamoto, Will Wright, Michel Ancel... Et des personnages de l'ombre, moins connus, qui n'en rapportent pas moins des anecdotes invraisemblables mais vraies...
Il en résulte un récit palpitant, truffé de moments forts, de désillusions, de rebondissements, de victoires à l'arrachée. L'histoire qui est contée dans ces pages est un témoignage irremplaçable des années folles d'une industrie encore jeune et vibrante.
En écrivant ce livre, j'ai souvent eu l'étrange sensation qu'il fallait que ces histoires soient racontées, qu'une mémoire devait en être conservée. Qu'elles ne pouvaient s'évaporer emportées par la vélocité infernale de cet univers en perpétuelle ébullition...